Bùi Xuân Phái (1920–1988) : peindre l’âme du Vieux Hanoï
- Cabinet Gauchet Art Asiatique
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Dans le paysage artistique vietnamien du XXe siècle, Bùi Xuân Phái demeure une figure centrale et intensément évocatrice. À travers une œuvre profondément ancrée dans la mémoire visuelle du Vieux Hanoï, il incarne une forme d’humanisme artistique vietnamien, où le quotidien, le silence des rues et la beauté modeste des lieux ordinaires acquièrent une puissance poétique et universelle. À rebours des grands récits officiels ou des effets décoratifs, Phái développe une peinture du retrait, de la mélancolie urbaine, mais aussi de la résistance intime.

Bùi Xuân Phái naît à Hanoï en 1920. En 1941, il entre à la prestigieuse École des Beaux-Arts de l’Indochine, fondée par Victor Tardieu et Joseph Inguimberty, où il se forme à la croisée de la tradition picturale occidentale et des sensibilités asiatiques. Il est marqué par l’esthétique du fauvisme, de l’expressionnisme et de la modernité française, mais il n’en demeure pas moins profondément enraciné dans la culture vietnamienne.
Ses débuts coïncident avec une période troublée : la Seconde Guerre mondiale, l’occupation japonaise, la lutte pour l’indépendance du Vietnam, puis la guerre civile. À partir de 1957, après avoir soutenu la publication d’un journal critique, il est exclu des expositions officielles pendant près de dix ans. Ce bannissement le pousse à peindre en retrait, dans un atelier modeste, loin des regards institutionnels. Il continue néanmoins de créer, publiant occasionnellement dans les journaux, réalisant des portraits, des paysages, et surtout ses fameuses vues du Vieux Hanoï.
L’univers de Bùi Xuân Phái est celui des rues étroites, des toitures penchées, des volets clos, des murs fissurés. Il peint inlassablement les ruelles du quartier ancien de Hanoï — Phố cổ — avec leurs charmes désuets, leurs silences suspendus. Il ne s’agit pas ici d’un pittoresque décoratif : le regard de Phái est mélancolique, profondément introspectif. Les maisons semblent vivantes, penchées par le poids du temps. L’architecture devient un corps affectif. Le vide des rues traduit une absence : celle d’un monde en train de disparaître.
Cette poétique du silence a souvent été rapprochée des recherches de Giorgio Morandi, ou même de l’univers des estampes japonaises. Mais la peinture de Phái est profondément vietnamienne, tant dans son iconographie que dans son rythme pictural : c’est une peinture de la lenteur, de la contemplation, de la mémoire urbaine.
Le style de Bùi Xuân Phái est immédiatement reconnaissable. Lignes épaisses et sinueuses, géométrie simplifiée, palette réduite aux ocres, gris et bleus. Il peint souvent sur des supports pauvres : vieux papiers, cartons, journaux. Le geste est direct, presque brut, sans effets inutiles. Ce dépouillement formel confère à ses œuvres une force émotionnelle brute, une densité silencieuse. Certains critiques parlent de « pháiisme » (trường phái Phái) pour désigner ce style si personnel.
Il ne s’enferme pas pour autant dans une unique thématique : il peint également des scènes de théâtre traditionnel (tuồng), des nus, des portraits. Dans tous ces sujets, c’est toujours la présence humaine, souvent discrète, voire absente physiquement, qui habite la toile.

Le parcours de Phái est aussi celui d’un artiste éthiquement engagé, refusant les compromissions esthétiques. Dans un contexte dominé par le réalisme socialiste, il reste fidèle à une vision non idéologique de l’art : un art profondément personnel, silencieux, sans slogans, mais qui témoigne d’une société en mutation. Il est, en ce sens, l’un des rares artistes vietnamiens de cette époque à avoir su maintenir une forme de modernité intérieure face à la norme artistique imposée.
Décédé en 1988, Phái laisse une œuvre immense, encore partiellement méconnue. Son atelier a été conservé par sa famille, notamment son fils Bùi Thanh Phương, lui-même peintre. Ses œuvres figurent dans les grandes collections vietnamiennes (Musée des Beaux-Arts de Hanoï) mais également dans des collections privées en Europe et en Asie.
Depuis les années 2000, ses toiles font l’objet d’un regain d’intérêt sur le marché international de l’art asiatique.
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Références académiques
Nora A. Taylor, Painters in Hanoi: An Ethnography of Vietnamese Art, University of Hawai‘i Press, 2009.
Catherine Noppe, Arts du Vietnam: Collections du musée de Mariemont, Éditions du Patrimoine, 2002.
Nicolas Henry, « L’ombre des ruelles : Bùi Xuân Phái et l’invention du regard vietnamien moderne », Revue des Mondes Asiatiques, 2020.
Musée des Beaux-Arts du Vietnam, catalogue des collections permanentes, Hanoi, 2018.
Laurent Danchin, Peintres vietnamiens d’hier et d’aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2015.
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